© Amandine Lauriol

Culture, Musique

Philippe Jaroussky : "J’ai reçu une petite flamme, je la transmets"

Rencontre avec un musicien pluriel, grand voyageur, passeur, humaniste.

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Le rendez-vous a été calé au milieu d’une semaine de masterclasses, préparatoire au concert du 14 janvier à destination des Jeunes Talents. Philippe Jaroussky s’y investit bénévolement sans compter son temps. À le voir attentif, bienveillant, corriger avec doigté une intonation, une diction, encourager la projection du souffle, on réalise à quel point le célèbre contreténor aime transmettre.

Fondée en 2017 à La Seine Musicale, l’Académie Philippe Jaroussky s’est donné pour mission d’encourager le talent de jeunes chanteurs et instrumentistes en devenir, les Jeunes Talents. Et de faire découvrir la musique à des enfants de 7 à 12 ans, les Jeunes Apprentis, qui n’y ont pas un accès aisé.

Comment fait-il ? Musicien multiprimé, demandé en concert partout dans le monde, il a toujours un enregistrement en préparation ou en promotion. Et se permet d’y aborder des styles bien différents, comme dans le dernier, en duo avec le guitariste Thibault Garcia. Philippe Jaroussky s’engage enfin depuis quelques mois dans la voie de la direction d’orchestre, à la tête de sa formation Artaserse… Première de Jules Cesar de Haendel à l’automne au Théâtre des Champs-Élysées.

BBI : Vous êtes très attaché à la ville de Boulogne-Billancourt

Philippe Jaroussky : Doublement ! J’ai fait une grande partie de mes études ici, au conservatoire. J’y suis entré en classe de solfège, en analyse et en écriture musicale. J’y ai toujours des liens. Et puis, la Ville est un partenaire essentiel de l’Académie, la mairie nous aide directement. Nous avons beaucoup d’enfants boulonnais, nous travaillons en liaison avec des associations de la ville. Ce projet est culturel mais aussi social. Nous avons été accueillis ici car l’idée d’un tel endroit, c’est qu’il doit profiter aux gens qui habitent autour, et à toutes les classes sociales.

Vous êtes très présent à l’Académie, à Boulogne-Billancourt, en particulier pour ces masterclasses de Jeunes Talents…

P. J. : C’est ma technique, je ne les lâche pas… Je prends – un peu ! – possession de leur cerveau. C’est ainsi qu’ils oublient de vieilles habitudes : je suis souvent exigeant en début de cours sur la qualité de l’émission de la voix, puis j’interviens moins une fois qu’ils ont enclenché le bon mécanisme. Ce qui est exigeant dans la musique classique, pour les chanteurs, c’est qu’on chante sans micro. Nous sommes, moi compris, obsédés par la projection dans la salle, par l’idée de ce que le public entend. Le secret pour sonner à l’extérieur, c’est de sonner à l’intérieur. Plus le son est riche de soi, de ses sentiments, plus il est beau.

La technique et le mental ?

P. J. : Comme pour le sport, on parle d’anticipation : il ne faut pas rester sur le résultat que l’on vient d’obtenir, on risque de se démobiliser pour réussir la suite. Comme pour le saut en longueur, on peut être habité par la peur de mordre la planche. On doit vaincre la peur, ne pas hésiter c’est fondamental… Ces jeunes chanteurs ont déjà connu beaucoup de profs, ils peuvent progresser sans que l’on déconstruise leur monde. Il y a des étapes, il faut leur donner confiance en eux ; être exigeant dans la bienveillance, souligner les progrès.

Avez-vous déjà constaté des retours positifs de ces jeunes futurs pros ?

P. J. : Les professeurs et moi-même leur donnons confiance en partageant la scène avec eux. Avec la trentaine de jeunes chanteurs qui sont venus ici, nous avons construit des liens. Et, bonne surprise, beaucoup de festivals nous appellent aussi pour les prendre en concert. Le but de l’Académie est de consolider leur savoir, qui est encore un peu fragile. Ils ne savent pas encore ce qu’ils veulent jouer, ce qu’il faut choisir en audition, comment trouver un agent. Nous nous battons ici pour que nos Jeunes Talents soient payés. Ils ont fait un énorme investissement. Il faut les aider dans les moments de découragement, surtout en ce moment… Même les artistes confirmés sont touchés, les débutants sont encore plus précarisés.

Vous donnez, vous recevez ?

P. J. : De ces jeunes, ça peut paraître banal de dire ça, mais je reçois beaucoup… Je vois leur regard, ils sont heureux et moi aussi ! Alors je peux me dire que je suis dans le vrai. J’ai reçu, on m’a donné cette petite flamme, je transmets, il ne faut rien perdre.

Vous évoquez une "mission" envers les jeunes enfants, vos Apprentis, qui ont entre 7 et 12 ans…

P. J. : Parmi ces enfants, depuis presque cinq ans, beaucoup sont entrés au Conservatoire ; je ne m’attendais pas à ce que 80% continuent la musique sous une forme ou une autre. La musique est entrée définitivement dans leur vie, c’est une grande fierté. Il faudrait multiplier ces structures.

Votre investissement est-il inspiré par votre parcours ?

P. J. : J’ai eu un professeur de musique au collège, on courait dans les couloirs pour aller à son cours ; c’est lui qui a découvert ma voix et informé mes parents. J’ai commencé le violon, découvert la musique classique, et ça a changé ma vie. Même si je suis un violoniste raté (rires). J’étais malheureux aux instruments car j’ai commencé un peu tard, à 11 ans. Mes profs disaient que j’étais doué musicalement, mais que techniquement, j’étais à la traîne. J’ai souffert ! Et puis, à 18 ans, j’ai découvert ma voix. Sans mon violon, je me suis trouvé dépourvu : il y a une forme d’indécence à chanter en face des gens. Chanter, c’est du vent, de l’air. Mais j’ai aimé chanter car on m’a fait comprendre qu’il fallait être dans le vrai, être soi-même, respirer, j’ai découvert un monde plus poétique, presque une ivresse. Mais avec les concerts, est venue l’angoisse.

Comment gérez-vous un tel emploi du temps ?

P. J. : Mon planning pour l’année est… vertigineux. Là, je finis les masterclasses, puis je recommence les répétitions pour la tournée à venir. Cette année, c’est encore plus dense, je débute ma carrière en tant que chef. J’enregistre en novembre, car il y a toujours un disque en cours. Et, bien sûr, l’Académie. Il faut que je diminue mes engagements en tant que chanteur, je vais avoir 44 ans le mois prochain. C’est plus important de faire de la qualité.

Et quand vous avez un peu de temps…

P. J. : J’écoute du classique, beaucoup de jazz, surtout les divas. Ella Fitzgerald, une leçon de chant permanente. Elle est tout : femme, enfant, homme, meilleure amie… Et puis aussi Nina Simone, une voix, une vie…

Pourquoi, maintenant, la direction d’orchestre ?

P. J. : J’ai créé mon ensemble, Artaserse, il y a vingt ans. L’idée d’être chef a toujours été présente, c’était un but. Diriger un ensemble baroque indépendant suppose de trouver une structure d’accueil, des subventions, un équilibre financier. Je me donne trois-quatre ans. Pour le répertoire, je me suis fixé mentalement jusqu’à Mozart ! Je ne l’ai jamais chanté, il y a peu de rôles pour moi. Diriger Mozart, ce serait un magnifique projet !

Vous ne vous refusez pas un petit tour vers la variété…

P. J. : Je viens d’enregistrer avec le groupe Indochine une émission qui passera en février, une belle rencontre. J’ai chanté avec Matthieu Chedid, et puis ce disque de guitare avec Thibaut Garcia. Je n’imaginais pas faire ça il y a quinze ans. J’étais exclusif : le baroque, que ça ! Et puis, petit à petit, j’ai ouvert mes oreilles. Vous m’auriez dit il y a dix ans que j’allais enregistrer une chanson de Barbara, j’en aurais ri. Et pourtant, quel plaisir !

Propos recueillis par Christiane Degrain 

Prochainement à l'Académie

Du 24 janvier au 1er mars : recrutement des Jeunes Talents.
Du 1er mars au 10 mai : recrutement des Jeunes Apprentis.
Du 14 au 18 mars : 3e semaine de masterclasses.
15 juin : concert de gala à l’auditorium de La Seine Musicale.